luc tartar
Mutin ! (2014)
mise à jour:
Mutin!Editions Lansman - février 2014.
Mutin ! est la deuxième version du diptyque Estafette-Adieu Bert.

Un champ de bataille, devenu lieu du souvenir, et des galeries de mine désaffectées dans lesquelles errent des fantômes. Ces lieux de mémoire sont entretenus par un couple de vieux gardiens, Rose et "Gueule Cassée", soldat rescapé des combats qui cache ses blessures sous un casque de mobylette. Ici le temps s'est arrêté, à peine troublé par ces disparus qu'on appelle Antonin, William ou Bert, et dont les corps remontent du passé, laissant apparaître à fleur de terre une blague à tabac, une veste ensanglantée ou un mouchoir en dentelle… Un mouchoir… Voilà qui ramène Rose cinquante ans en arrière, au moment où le soldat Gus est fusillé sur ordre de l’état-major pour avoir reculé devant l’ennemi.

 La presse :

Un texte de Luc Tartar, fort, direct et poignant, à travers lequel l'auteur a voulu aussi "questionner les notions de patrie, de responsabilité individuelle et collective, de courage, de sacrifice, de liberté et d'ennemi." Un texte qui nous interpelle profondément.
Christine Reynier, La Provence

 

Un extrait :

Gus : Dans la tranchée. Le Commandant nous passe en revue. Il dit Courage mes braves. C’est l’heure. Sur ce il tend au capitaine un ballon de foot et dit On fait comme on a dit.  Quelqu’un dit Qu’est-ce qu’on a dit ? Au premier coup de sifflet on envoie le ballon dans la tranchée ennemie. Au deuxième coup de sifflet on part à l’assaut. C’est ça qu’on a dit. Rose regarde. Ma main est blanche. Luminescente dans la nuit noire. Je suis paré. Prêt à l’attaque. Ma tentative d’automutilation dans ma poche avec ton mouchoir par-dessus. Un tissu de dentelle. Quelques boutons. Je suis paré Rose. Autour de moi l’univers est embrasé. Le spectacle féerique. Des fusées éclairantes. Des signaux de détresse. Je vois passer des sapeurs du génie armés d’énormes cisailles. Derrière eux toute une section de baïonnettes. Des pelles. Des pioches. J’entends parler de barbelés. Soudain deux coups de sifflet déchirent la nuit. En avant ! C’est parti. Nous sommes tétanisés. Le temps est suspendu. Seul un ballon vole dans les airs. Envoyé par-dessus bord par un capitaine énergique qui joint maintenant le geste à la parole. Il dégaine son pistolet nous vise ostensiblement et répète En avant ! Lentement notre machine de guerre se met en branle. Les premiers éléments jaillissent de la tranchée encouragés par un lieutenant qui se prend pour un prof de sport Hop hop hop. Les uns après les autres nos soldats s’élancent dans le no man’s land et disparaissent dans la nuit en gueulant prières et chansons paillardes. C’est mon tour. Ô Rose je suis un fils de ma patrie. Mon jour de gloire est arrivé… Hop. Je sors de la tranchée. Hop hop hop. Au pas de gymnastique je cours derrière le ballon. Et pour me donner du cœur au ventre je me jette dans la recette du baba au rhum. Je cours et je gueule ma recette à pleins poumons. Soixante grammes de farine. Quarante-cinq grammes de fécule. Trente grammes de beurre. Entre deux ingrédients j’entends fuser les balles et je suis attaqué par des éclairs de lucidité. Soldats nous sommes sacrifiés sur un autel militaire. Victimes de bourrages de crânes et de levées de boucliers qui chatouillent notre animal désir d’en découdre et nous jettent dans les bras de l’ennemi. Refusons cette fuite en avant et retournons au bercail. Je dis Camarades revenez. Courez pas derrière le ballon. C’est un leurre. Deux œufs. Un paquet de levure alsacienne. Cinquante grammes de sucre en poudre. Deux cuillères à soupe de lait. Où êtes-vous ? Répondez-moi. Le canon tonne et je suis tout seul au monde. Qu’est-ce que vous faites camarades ? Il faut battre les œufs entiers avec le sucre. En vrac ajouter la farine la levure et le beurre fondu. Ta gueule Gus. Couche-toi. Range ce putain de mouchoir blanc. Tu vas nous faire repérer. A bas la guerre camarades. Nous sommes des hommes. Echangeons nos recettes et fraternisons. Holà vous autres. Pour le baba au rhum notez bien. Mettre la pâte dans un moule et faire cuire trente minutes à four chaud. Vous m’entendez en face ? A table ! Il faut démouler le gâteau et l’arroser avec un sirop de…
Il se cabre. Temps. Entre Toinou, avec son vélo, qui se précipite vers lui.
Toinou : Gus !
Gus : Trop tard. Sifflement lugubre suivi d’une détonation. Les cons. Ils auront pas la fin de la recette…
Toinou : Gus ! Tu es vivant !
Gus : J’ai vu l’ennemi Toinou. J’ai vu l’ennemi.
Toinou : Je sais. Découvrant aux pieds de Gus ses insignes et ses boutons. Mais qu’est-ce que t’as fait de ton pantalon ? Gus… Tes insignes tes boutons…
Gus : Je vole Toinou. Et avec moi des dizaines de boutons échappés d’un mouchoir en dentelle. Je vole et je redescends sur terre. J’atterris en territoire ennemi. Dans une tranchée fantastique sillonnée en tous sens de fils de fer barbelés reliés entre eux comme une toile d’araignée. Je suis vivant. Je me relève et je le vois. Il est là. Au milieu d’un enchevêtrement de tôle et de madriers de chemins de fer. Il est beau. Harnaché comme un dieu dans sa tenue de camouflage. Un manteau vert foncé qui se confond avec la nuit. Sur la tête un casque à pointe. Des plumes des feuilles des branches. De grands yeux noirs terrorisés sous un maquillage de guerre. Il tremble. Je sais pas qui de nous deux a le plus peur de l’autre. Moi-même je claque des dents. L’un et l’autre rassemblés dans une même frousse. Face à face sur le fil ténu de la vie. N’osant pas appeler au secours de peur de basculer ensemble dans la mort. Des flashs de lumière aveuglants nous crachent la guerre au visage. Il pleure. Il parle.. Que dit-il ? Il s’approche. Il tient quelque chose dans les mains. Une arme de poing. Va-t-il tirer ? Je pousse un cri et je recule. Pardonnez-moi mon Généralissime. Je peux plus avancer ni garder le terrain conquis. J’ai peur. Je recule devant la mort et je scelle mon sort. Je m’enfuis. Je bondis hors de la tranchée je jette un œil par-dessus mon épaule et j’aperçois ce valeureux guerrier qui me tend un ballon. Merde. Le ballon. Est-ce que j’ai rêvé ? Je cours. Je trébuche.
Toinou : Calme-toi.
Gus : Je remonte le no man’s land à contre courant. Je croise nos assaillants qui disent Gus qu’est-ce que tu fous ? Tu te trompes de direction. L’assaut c’est dans l’autre sens !  Quelques-uns uns me tirent par la manche. J’entends un vieux briscard s’époumoner Gus fais pas ça. Ils vont pas tolérer ça. Rien n’y fait. Ni les prières des copains ni les admonestations du capitaine. Celui-ci a beau m’accueillir dans la tranchée avec une bordée d’injures et me menacer de son pistolet moi je refuse d’y retourner. Soldat vous reculez devant l’ennemi. Savez-vous ce qu’il va vous en coûter ? Mon capitaine vous pouvez bien me condamner. J’ai laissé derrière moi la trouille de ma vie. Je sais pas faire la guerre. Faites de moi ce que vous voulez. Gus soldat du 61ème régiment d’infanterie vous passerez tout à l’heure devant le conseil de guerre. Cet homme est aux arrêts. Qu’on l’attache en public avec cet écriteau au-dessus de la tête : Pour lâcheté devant l’ennemi. Rose je suis condamné à mort.
Toinou : Ô Gus… mon ami…
Gus : Toinou je veux pas mourir dans le déshonneur…
Toinou : Qu’est-ce que je peux faire pour toi Gus ?
Gus : Il faut réparer mon pantalon.
Toinou : Ton pantalon ?…
Gus : Il faut recoudre les boutons. Je veux pas mourir sans pantalon…
Toinou : Recoudre les boutons… Comment faire ? As-tu du fil et une aiguille ?
Gus : Rose… Il faut aller voir Rose… La petite couturière de la ville d’à côté…
Toinou : Rose…
Gus : Prends ton vélo et va sur la place du marché. Elle habite sous les toits. Tu demandes Rose. Je t’en prie Toinou… Fais vite…
Toinou : C’est impossible Gus…
Gus : Mon estafette… Dix kilomètres à vélo…
Toinou : C’est impossible… Déjà dans la prairie les troupes se rassemblent en carré. Quatre sergents quatre caporaux et quatre soldats sont désignés pour composer le peloton d’exécution. J’aurais pas le temps de faire l’aller-retour. J’arriverais trop tard Gus. Il faut trouver une autre solution…
Entre Jacquot, un fusil dans les mains, son panier à pigeon sur le dos. Il s’arrête au bord du plancher.
Gus : Entre Jacquot. Le bal est à tout le monde.
Jacquot : Je suis venu avec Cerise.
Gus : Toi et ton pigeon vous êtes les bienvenus. J’ai besoin de compagnie.
Jacquot : Le conseil de guerre m’a désigné pour te garder.
Gus : T'en fais pas mon garçon... Je serai sage. Temps. As-tu du fil et une aiguille ?
Jacquot : Quoi ?
Toinou, à Jacquot : Il veut recoudre ses boutons.
Gus : Je veux pas mourir sans pantalon. Jacquot il faut aller voir Rose et lui demander du fil et une aiguille…
Jacquot : Qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans moi ?
Toinou : Gus la voilà la solution : l’oiseau. A tire d’ailes c’est l’oiseau qui va nous ramener le fil. Jacquot qu’est-ce que t’en dis ? Je prends mon vélo et j’emmène Cerise…
Jacquot : Non. Elle te connaît pas. Temps J’y vais moi. Prête-moi ton vélo.
Toinou : T’es sûr ?
Jacquot : Oui.
Toinou : Tu sais ce que tu encours si on découvre ton absence ?
Jacquot : Oui.
Jacquot enfourche le vélo de Toinou.
Gus : Fais vite mon Jacquot… Tu demandes Rose. Elle habite sous les toits. Place du marché…
Jacquot : On peut pas vaincre le temps Gus. Même avec des ailes…
 
Mutin !  - Editions Lansman
 
+   La mise en scène de Gil Bourasseau 2014